Ma guerre avec la guerre d’Algérie
https://www.nytimes.com/2018/10/15/opinion/audin-macron-france-guerre-algerie-torture-crimes.html Version 0 of 1. ORAN, Algérie — Je suis né huit ans après la proclamation de l’indépendance de l’Algérie en 1962. Je n’ai pas connu la guerre, mais elle a été présente dans mon imaginaire. Par la voie de mes parents et proches et de leurs discussions, et par la voie de l’Etat: l’école, la télévision, les fêtes officielles et les discours politiques. Tout ce que j’entendis alors a créé en moi, comme dans l’esprit de beaucoup de personnes de mon âge, une saturation qui provoqua le rejet. Quand j’étais enfant, l’une des façons de faire rire autour de soi était de moquer les vétérans de guerre et leur propension à exagérer ou inventer leurs faits d’armes passés pour bénéficier de privilèges au présent. On sentait dès l’école qu’il y avait mensonge. Cette intuition était confortée par nos parents qui nous parlaient de faux moudjahidines — de faux anciens combattants — de plus en plus nombreux à réclamer des droits, et aussi par le spectacle des injustices induites par ces droits: accès privilégié au logement et à l’emploi, détaxes, protections sociales spéciales et autre. On me faisait sentir coupable de n’être pas né plus tôt pour pouvoir faire la guerre. Endetté vis-à-vis de ceux qui s’étaient battus contre la France, j’étais sommé de vénérer mes aînés. Je fais donc partie de cette génération pour qui la mémoire de la guerre d’Algérie — et selon les manuels scolaires, son million et demi de martyrs algériens — est marquée par la méfiance. Nous avons grandi convaincus qu’il s’agissait désormais d’une rente et non plus d’une épopée. Aujourd’hui, la France d’Emmanuel Macron — un président qui, comme moi, n’a pas connu cette guerre — a pris la décision d’en reconnaître un épisode important: la torture et l’exécution de Maurice Audin, un jeune communiste français, par l’armée française durant la bataille d’Alger en 1957. Déjà, lors de sa visite en Algérie pendant sa campagne électorale l’année dernière, Macron avait parlé de «crime contre l’humanité» en évoquant la colonisation française. L’affirmation avait était spectaculaire et inattendue. J’étais en France à ce moment-là, et on m’interrogea avec insistance sur cette déclaration qui risquait de coûter au candidat à la présidence, en tout cas aux yeux d’un certain électorat de droite, son miracle de self-made-man politique. J’avais du mal à trouver des mots sincères. Je voulais saluer le courage de la déclaration mais sans pour autant m’enfermer dans le rôle du décolonisé qui ne fait que ressasser sa mémoire coloniale et attendre des excuses. Je voulais à la fois honorer le passé et affirmer ma liberté vis-à-vis de lui. Me voici maintenant à commenter un communiqué récent du président français qui «reconnaît, au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile». Audin était un jeune mathématicien tué pour son engagement en faveur de l’indépendance de l’Algérie et qui a été oublié pendant des décennies malgré les demandes de sa famille et d’historiens. Cette reconnaissance officielle de l’état français semble elle aussi courageuse et spectaculaire, et elle ouvre peut-être la voie à une révision de l’histoire, jusqu’à présent niée par les uns et magnifiée par les autres. Mais je ne peux m’empêcher de me demander en quoi elle m’est utile, à moi, un algérien né après la guerre? Mes engagements en Algérie se préoccupent plus des libertés individuelles, d’un régime incapable de transition et de la montée de l’islamisme. L’assassinat d’Audin remonte à si loin, à avant la guerre civile algérienne des années 90, avec ses propres tortures, disparitions, massacres collectifs et ses 150,000 morts. Et la reconnaissance de Macron pourrait même desservir mon combat ici en renforçant une explication commode de nos échecs: au lieu de s’appuyer dessus pour entamer un travail sur la mémoire algérienne, le gouvernement algérien risque d’y nourrir, encore une fois, sa légitimité en pointant du doigt la colonisation. D’ailleurs, la réaction ici a été tiède. Ainsi, pour le ministre des anciens combattants, la «reconnaissance par la France de l’assassinat de Maurice Audin est une avancée». Déclaration sans grand enthousiasme. Et peu de temps après l’avoir faite, le même ministre a annoncé un recensement de tous les crimes de la colonisation, de 1830 à 1962. Traumatisme il y a eu, mais la victime continue de l’entretenir. Macron veut assumer le passé, alors qu’Alger veut encore y vivre. Du coup, est-ce que reconnaître ce passé, ce passif, colonial, est pour autant contre-productif? J’hésite à aller jusque-là. L’effort semble nécessaire, surtout en France. La guerre sert d’excuse au repli sur soi parmi certains français qui viennent des ex-colonies et qui vivent mal en métropole. Les radicaux y puisent leurs discours communautaires, le rejet et le refus d’intégration. Le malaise des banlieues est aussi un malaise de la mémoire. Reconnaître le crime c’est donc, pour le gouvernement français, enrayer le geste de ceux qui voudraient lancer ce passé comme un cocktail Molotov dans le présent. Mais pour moi, pour nous? Que doit faire le décolonisé quand il obtient les excuses de l’ex-colonisateur? Pour une partie de l’opinion algérienne, la reconnaissance de Macron est une tricherie: voici un dirigeant français qui reconnait la torture et l’assassinat d’un Français par des militaires français. Dans cette affaire, il n’y pas d’Algériens, commentent certains. Le principal parti islamiste ici a même conclu à «un mépris pour les Algériens» de la part de Macron. Mais cette critique-là est l’expression d’une vision simpliste de l’histoire, qui m’incommode parce qu’elle fait prévaloir la nationalité et la confession sur les idéaux. Pour moi, Maurice Audin est un héros du fait de son sacrifice. Français ou non. Revoir l’histoire algérienne par la souche conduirait à une autre forme d’injustice. Le Parti islamiste a certes salué le héros Audin, «même s’il s’appelle Maurice» a dit leur chef. Mais les islamistes salafistes ou les islamistes sans mandat politique direct insistent plutôt sur le fait qu’Audin était communiste et athée. Pour eux, la guerre de libération est avant tout une guerre de religion, avec musulmans d’un côté et colonisateurs chrétiens ou impies de l’autre. Certains disent que le geste de Macron est insuffisant et ne doit être qu’un début. Je crois qu’il représente plus que cela. Macron est le président français, pas algérien, et s’il pense à solder cette période douloureuse, il est logique de commencer par une figure qui est consensuelle — y compris en Algérie (sauf pour les radicaux). Mais d’aucuns se servent des limites de sa reconnaissance pour consacrer une vision identitaire et confessionnelle de l’histoire et de l’Algérie aujourd’hui. Audin est enfin reconnu comme victime de torture et sa mort comme un crime. Très bien. Mais s’il est nécessaire pour le colonisateur de sortir de la mémoire coloniale avec honneur, il est aussi nécessaire aux décolonisés de dépasser le passé, et assumer leur présent, avec sincérité. |