Le Royaume-Uni, terre du Brexit, sous-traite discrètement certaines chirurgies en France

https://www.nytimes.com/2018/03/17/world/europe/uk-nhs-france-french.html

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CALAIS, France — Serge Orlov, Britannique de 62 ans, aime bien pester contre ce qu’il appelle la tyrannie de l’Union européenne. Comme la plupart de ceux qui soutiennent le retrait de son pays de l’union, il aimerait que le Royaume-Uni vole de ses propres ailes, comme État pleinement souverain, libéré des ergotements européens et du contrôle démesuré de Bruxelles.

Mais confronté à une douleur insoutenable et à une attente pour une prothèse de genou qui lui paraissait interminable, M. Orlov a momentanément mis de côté son euroscepticisme afin de bénéficier d’un programme du National Health Service, le système de santé britannique, qui l’a propulsé au-devant de la file d’attente — en France.

Après avoir attendu un an rien que pour recevoir une lettre l’informant d’une date potentielle pour l’opération, il s’est tourné vers le Centre Hospitalier de Calais, où en l’espace de 10 jours, il s’est retrouvé au bloc opératoire pour une intervention de trois heures, explique-t-il dans un entretien. Il prévoit de faire remplacer son autre genou dans quelques semaines.

« Attendre, c’est juste horrible », dit-il en décrivant son passage par cinq hôpitaux différents au Royaume-Uni pendant plus de huit mois. Les salles d’attentes sont « pleines de gens malades », dit-il, en ajoutant rapidement, à titre explicatif, « Il m’arrive d’être un vieux grincheux. »

M. Orlov, qui a des origines russes et italiennes, fait partie du nombre croissant de Britanniques qui traversent la Manche pour se faire soigner en France, le plus souvent pour des interventions chirurgicales programmées.

Après des années d’austérité, le National Health Service est soumis à une pression énorme, avec un manque important de lits et de personnel qui a pour effet d’allonger de plusieurs mois, et parfois de plus d’un an, le temps d’attente pour des procédures non-urgentes.

Pour s’en sortir, cela fait près d’un an que le N.H.S. sous-traite discrètement certaines opérations chirurgicales à trois hôpitaux français. Ce partenariat est peu connu car le N.H.S. n’est pas très enclin à rendre publiques les mesures qu’il se voit forcé de prendre.

Mais alors que de plus en plus de patients comme M. Orlov traversent la Manche, et alors que la crise hivernale cette année — prévisible mais particulièrement sévère — a forcé l’annulation de dizaines de milliers d’interventions programmées, la nouvelle se répand.

M. Orlov n’est que le quinzième patient du centre hospitalier de Calais à bénéficier du programme, mais l’hôpital a reçu 450 demandes de patients britanniques en six semaines, alors qu’il n’en avait reçu que 10 un mois auparavant. Avec 500 lits et un service chirurgical avec un taux d’occupation de 70 pourcent, l’hôpital pourrait soigner jusqu’à 200 patients du N.H.S. par an, selon les autorités.

M. Orlov s’émerveille d’avoir une chambre privée et spacieuse dans l’hôpital français, avec une fenêtre qui donne sur de la verdure et une télévision qui propose la BBC. Le stationnement est gratuit, s’est-il exclamé plusieurs fois. « Et la nourriture est plutôt bonne », a-t-il ajouté après coup. « Je dois l’avouer, je ne suis pas contre la cuisine française. »

Les hôpitaux au Royaume-Uni « sont tellement vieux qu’ils devraient être des musées », a-t-il dit. « C’est choquant ce qui est en train de se passer. »

Dans les faits, l’accord de sous-traitance du N.H.S. en Angleterre a peu de rapport avec la décision du Royaume-Uni il y a presque deux ans de quitter l’Union européenne, un processus connu sous le nom de Brexit. Cela a plutôt à voir avec les nombreuses façons dont les pays européens sont liés, des liens qui sont souvent ignorés dans les débats sur la relation du Royaume-Uni avec le reste de l’Europe.

Le vote pour le Brexit ayant été largement remporté sur des sujets hautement émotionnels liés à la souveraineté britannique et à la promesse trompeuse de certains responsables politique que quitter l’union libérerait jusqu’à 350 millions de livres (près de 400 millions d’euros) par semaine pour financer le N.H.S., le paradoxe du Royaume-Uni cherchant de l’aide auprès de la France n’échappe ni à l’hôpital de Calais, ni à M. Orlov.

« Je trouve ça assez ironique », avoue-t-il volontiers. « Je trouve ça même hilarant. »

« Espérons que les discussions ne s’accéléreront pas trop, par contre, je veux d’abord terminer ça, et idéalement le deuxième », a-t-il ajouté, à moitié sérieusement, au sujet des négociations sur les conditions du départ britannique.

Il a demandé que son chirurgien ne soit pas prévenu qu’il avait voté pour le Brexit — pour l’instant. « Je veux bien lui dire une fois qu’il a fini de me découper, mais certainement pas avant », chuchote-t-il. « Il y a quand même mon deuxième genou. »

(Martin Trelcat, directeur du Centre Hospitalier de Calais, feint de s’indigner quand il entend qu’il avait un soutien du Brexit entre les mains. « Il est temps pour un nouveau vote », dit-il en plaisantant.)

Le Royaume-Uni a à peu près 340 lits disponibles pour 100,000 habitants, alors que la moyenne dans l’Union européenne est de 515, selon Eurostat, l’agence européenne de statistiques. La France a 706 lits pour 100,000 habitants, et l’Allemagne 813. Seuls trois pays — le Danemark, l’Irlande et la Suède — ont des taux de lits disponibles plus faibles que le Royaume-Uni.

Le Royaume-Uni dépense près de 8 pourcent de son produit intérieur brut sur la santé, légèrement moins que la France et l’Allemagne, et il est prévu que ce pourcentage tombe autour de 6,8 pourcent d’ici 2020, selon l’Office for Budget Responsibility, un organisme qui fournit des analyses économiques au gouvernement britannique.

Des estimations du King’s Fund, une organisation qui étudie le système de santé britannique, suggère que le financement du N.H.S. en Angleterre est inférieur d’au moins 5,6 milliards de dollars aux besoins de cette année, et que le manque à gagner va s’élever autour de 30 milliards de dollars d’ici 2023.

Mais pour Jeremy Hunt, le secrétaire d’état à la santé, le N.H.S. est sous pression non pas à cause d’un manque de financement, mais en partie à cause de patients qui se rendent aux urgences pour des gros rhumes ou d’autres maladies mineures.

Cet hiver, des patients ont été laissés sur des brancards dans des couloirs, avec des scènes de chaos que certains ont comparé à des « zones de guerre ». Les patients dans les services d’urgence ont parfois attendu près de 12 heures pour se faire soigner. La situation devient généralement critique chaque hiver — à tel point que la « crise d’hiver » est presque devenue une tradition annuelle. Mais même M. Hunt a dû admettre que la crise de cette année était la pire, et la Croix Rouge britannique a déclaré que la situation était une « crise humanitaire. »

Selon M. Trelcat, le directeur d’hôpital, l’explication la plus plausible est que les Britanniques sont plus patients que les Français. « Nous ne comprenons pas comment vous pouvez reporter autant d’opérations, faisant souffrir de nombreux patients », dit-il. « Un remplacement de genou qui est reporté pendant un an — en France, ça ne peut pas arriver. Ici, il faut au maximum un mois. »

Le N.H.S. insiste que le partenariat de sous-traitance est « uniquement une question de choix du patient ». Malgré des demandes répétées, le N.H.S. n’a pas voulu répondre à des questions pour cet article.

Mais selon des responsables du Centre Hospitalier de Calais, les responsables du N.H.S. leur ont dit au sein de réunions privées qu’ils voulaient ce partenariat car beaucoup de ses hôpitaux sont vétustes et ont peu de chance d’être rénovés ou améliorés prochainement.

Les délais sont un « signe d’échec » du N.H.S., la fierté nationale du Royaume-Uni, selon M. Trelcat. Le fait que le partenariat fasse l’objet d’une publicité limitée découle peut-être d’un « embarras qui est lié au fait que nos hôpitaux sont si fiables », ajoute-t-il.

Les responsables du N.H.S. qui ont visité le Centre Hospitalier de Calais n’étaient probablement « pas conscients du fossé entre un hôpital britannique standard et un hôpital français standard », dit-il.

M. Orlov a sa propre idée pour expliquer que le N.H.S. est peu enclin à faire la publicité de la possibilité de se faire soigner à l’étranger. « Je ne sais pas si c’est un problème de communication », dit-il, « ou si c’est parce que le N.H.S. n’aime pas l’idée de se délester d’argent liquide et de l’amener en France ».

Dans les deux cas, dit-il, « c’est choquant ».