En France, la « révolte » contre le harcèlement sexuel se heurte aux résistances culturelles

https://www.nytimes.com/2017/11/21/world/europe/france-harcelement-sexuel.html

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PARIS — Au coeur de l’hiver glacial de 1905, une grève éclata à Limoges parmi les ouvrières qui peignaient les vases et les figurines mondialement connues des porcelaineries de la ville – non pas parce qu’elles étaient mal payées ou travaillaient de trop longues heures, mais parce qu’elles subissaient les avances sexuelles de leur contremaître.

Elles se révoltaient contre la pratique, héritée du Moyen-Âge, selon laquelle le supérieur (ou le seigneur féodal) exigeait des services sexuels des jeunes femmes sous son autorité.

Un autre genre de révolte contre les abus sexuels secoue aujourd’hui la France et les Etats-Unis, née, celle-là, dans le sillage d’accusations de harcèlement à l’encontre du producteur hollywoodien Harvey Weinstein. Ces nouvelles manifestantes sont armées de hashtags, #MeToo et #BalanceTonPorc.

Mais tous ne sont pas certains que la vague contemporaine d’indignation sur les réseaux sociaux soit puissante au point de modifier en France des comportements et des attitudes qui résistent aux efforts depuis des générations.

« Ce n’est pas du tout pareil de tweeter en 140 signes et d’aller porter plainte », explique Marilyn Baldeck, juriste à l’AssocIation Européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail.

Nombre d’affaires récentes, aussi retentissantes qu’elles aient été, n’ont pas entraîné de soulagement pour les femmes. Les accusations d’agression sexuelle qui firent dérailler les espoirs présidentiels de Dominique Strauss-Kahn, ex directeur général du Fonds Monétaire International, mirent à mal la règle du secret sur la vie privée des hommes publics à laquelle s’astreignaient jusque là les médias français.

Mais à lui seul, le nombre de témoignages de femmes exposant sur la place publique les détails de contacts sexuels non sollicités révèle clairement que le comportement privé des hommes de pouvoir — quel que soit le niveau de ce dernier — n’a pas forcément changé.

De même, malgré un déluge de dénonciations de harcèlement sexuel à l’Assemblée Nationale l’année dernière, certaines des lois votées par cette même assemblée semblent plutôt avoir multipié les obstacles à la déposition d’une plainte contre un harceleur.

Nombre d’avocats et d’experts estiment que certaines des modifications au code du travail votées à l’initiative du Président Emmanuel Macron constituent un recul sur ce point et que la réaction à tous les niveaux de l’administration est non-existante, sinon inadéquate.

Le mécontentement est si palpable parmi certaines femmes qu’elles ont adressé une pétition au M. Macron l’enjoignant à qualifier d’urgence nationale le problème du harcèlement sexuel. Elle a recueilli 100.000 signatures dès les trois premiers jours de son lancement.

« Ce qui se passe en ce moment, c’est une révolte », estime Geneviève Fraisse, une auteure et philosophe française de la pensée féministe, directrice de recherche au prestigieux Centre National de la Recherche Scientifique.

« C’est la même chose que ce qui s’est passé pour l’avortement au début des années 1970, et pour la parité au début des années 1990 », ajoute-t- elle. « C’est un catalyseur. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut ignorer, c’est un moment historique ».

D’immenses obstacles, tant culturels que juridiques, continuent pourtant de décourager les femmes à porter plainte pour harcèlement au travail. Une culture du silence a longtemps entouré ces comportements, qui commence seulement à se briser.

Pour l’américaine Joan Scott, historienne des moeurs sociales et sexuelles françaises à l’Institute for Advanced Studies de l’université de Princeton aux Etats-Unis, la réticence en France à contrer plus agressivement le harcèlement sexuel est le reflet de l’ancrage profond d’une certaine conception des relations sexuelles et de pouvoir entre hommes et femmes.

« On continue d’être attaché à l’idée que les Français ont une autre façon de vivre les relations hommes-femmes — différente, en particulier, de l’Amérique pudibonde — et que cela tient à la vision française de la séduction », dit-elle. « La séduction est une manière alternative de penser le harcèlement sexuel ».

Christine Bard, professeur historienne des féminismes à l’université d’Angers, se fait l’écho de ces idées. Il existe une « idéalisation de la séduction ‘à la française’ et cet anti-féminisme fait pratiquement partie de l’identité nationale et est vu comme une riposte à la culture anglo-américaine ».

« La volonté de se distancer d’un puritanisme qui serait ‘protestant’, ‘anglo-saxon’ et ‘féministe’ joue beaucoup, notamment dans les milieux intellectuels. En France, l’anti-américanisme est une dimension constante de l’anti-féminisme depuis plus d’un siècle », estime-t- elle.

En France, ce n’est que depuis 1992 que le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est considéré un délit, un effet indirect des accusations que portait Anita Hill à l’encontre de Clarence Thomas au cours des auditions de candidature de ce dernier à la Cour Suprême des Etats-Unis.

En France où l’affaire fut suivie avec une attention passionnée, le délit civil et pénal de harcèlement sexuel apparut de façon concomitante. Mais la mise en application de ces lois est loin d’avoir été rigoureuse, d’après les avocats spécialistes du droit du travail.

Il en résulte que les femmes sont dissuadées de porter plainte, comme le montre un sondage de 2014 commandé par le Défenseur des Droits, l’instance gouvernementale chargée d’aider les citoyens à faire valoir leurs droits.

Le sondage révèle qu’au moins une femme sur cinq dit avoir vécu un harcèlement sexuel au travail, qu’elles ne sont que 30 % à avoir rapporté les faits à leur direction, et un petit 5% à avoir initié une action en justice. Bien plus nombreuses sont celles qui décrivent un environnement de travail ponctué de remarques sexistes et de plaisanteries graveleuses.

Mme Baldeck, la juriste, note que les femmes ne portent souvent pas plainte « parce que c’est trop difficile, le système judiciaire est tellement inadapté à traiter ces plaintes ».

« En France, 93% des plaintes pénales pour harcèlement sexuel sont classées sans suite » en raison du manque de personnel et de budget, dit-elle.

Il n’y a pas en France d’équivalent à l’Equal Employment Opportunity Commission américaine (Commission pour l’Egalité des Chances à l’Emploi), une institution qui initie des actions en justice mais travaille également directement avec les entreprises pour résoudre les problèmes en interne avant un passage au tribunal.

De plus, dans 40 % des cas de harcèlement sexuel en France, c’est la plaignante qui a été punie par la direction plutôt que l’accusé. Certaines ont vu leur ascension professionnelle bloquée ou leur contrat ne pas être renouvelé, d’autres ont été licenciées.

Alors qu’aux USA et au Royaume Uni les hommes récemment accusés de harcèlement ont souvent été poussés à démissionner, en France, que ce soit dans le domaine public ou privé, ils retiennent en général leur poste.

Non seulement leurs victimes se retrouvent dans une position difficilement tenable, mais le harcèlement peut continuer, voire s’aggraver après qu’elles ont choisi de parler. Les difficultés ont été particulièrement sévères pour certaines femmes accédant à des postes traditionnellement masculins de la fonction publique.

Un tribunal administratif examine actuellement le cas d’une fonctionnaire de 35 ans qui fut, en 2009, l’une des deux premières femmes à rejoindre les CRS, un corps d’élite de la police.

Après avoir intégré une unité de 150 membres, elle fut rapidement mise à l’écart et devint la cible de quolibets répétés à caractère sexuel.

Les hommes commencèrent par vouloir absolument la saluer en l’embrassant sur les deux joues ; elle préférait leur serrer la main. Elle tint bon mais certains de ses collègues s’y refusèrent.

L’un d’eux simula une masturbation devant elle pour l’insulter et un autre l’appela « sale pute,» selon elle. Après qu’elle eut été blessée au cours d’une mission, elle refusa de rejoindre son poste.

En défense de ses collègues masculins, le ministère de l’Intérieur plaide que les ‘plaisanteries graveleuses’ sont intervenues dans le contexte d’une unité ‘dont le mode de fonctionnement favorise la promiscuité, et composée jusqu’alors exclusivement d’effectifs masculins’.

Il ajoute que les missions sont difficiles et que certains policiers masculins n’ont pas encore « totalement assimilé » les nouveaux codes de comportement depuis l’intégration de femmes.

Le ministère estime cependant que ce que la plaignante a vécu ne suffit pas à être caractérisé de harcèlement sexuel.

Dans une autre affaire, quatre femmes agents d’entretien ont porté plainte contre leur employeur H.Reiner, une société sous-traitante pour la SNCF, mais leur harceleur est toujours à son poste alors qu’une des plaignantes a été licenciée.

Ce genre d’obstacles ne date pas d’hier. Les ouvrières peintres grévistes des porcelaineries de Limoges en 1905 n’eurent gain de cause qu’après que le mouvement eut pris un tour violent et que l’armée eut tiré sur la foule, tué un homme et blessé quatre autres.

La presse locale de l’époque décrit un cortège funéraire de près de 30.000 ouvriers, dont « un grand nombre de femmes portant des fleurs à la main, dernier hommage à quelqu’un qui était mort pour leur dignité ».