Les piscines publiques de Marseille, indicateurs de l’inégalité

https://www.nytimes.com/2017/09/14/world/europe/marseille-piscines-publiques-inegalite.html

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MARSEILLE, France — Par une chaude soirée d’été, Yanis Fatnassi quitte le quartier nord de la cité phocéenne, où il habite, avec lunettes de natation, maillot de bain et bonnet de piscine fourrés en vrac dans son sac à dos.

Après une quarantaine de minutes en bus, le long de barres d’immeubles et de parkings délabrés, puis une courte marche à pied, Yanis, 17 ans, parvient à La Martine. Par chance, la piscine de 25 mètres est ouverte, son toit rouillé aux airs de vaisseau spatial brillant sous le soleil.

Yanis, fils d’un livreur d’origine tunisienne et d’une employée de supermarché aux racines algériennes, s’entraîne depuis l’âge de 12 ans pour devenir nageur de compétition.

La tâche n’est pas aisée. L’an dernier, la piscine où il s’entraîne avait fermé sans préavis durant près d’un mois, et ce à quelques semaines à peine d’une compétition importante. Les performances de Yanis avaient été décevantes.

Mais au moins Yanis sait nager.

Marseille, ville d’environ 860 000 habitants qui s’étend sur plus de 50 kilomètres de côte, détient un nombre record d’enfants ne sachant pas nager. Le manque de piscines en bon état, associé à un réseau de transports atrophié et à la domination de sports tels que le football, concourent à reléguer la ville en queue de peloton, loin derrière le reste du pays.

Si le phénomène touche toute la ville de Marseille, ce sont les Quartiers Nord, les plus défavorisés, qui en pâtissent le plus.

Dans cette zone excentrée où la violence et la drogue sont monnaie courante, et où le taux de chômage des jeunes peut atteindre 50 %, plus de deux enfants sur trois à l’école primaire ne savent pas nager. Le chiffre est avancé par Brahim Timricht, responsable sportif et technique de l’association Le Grand Bleu, qui propose des cours de natation gratuits aux enfants des quartiers défavorisés de Marseille.

“Il y a des gamins, ils ont peur de l’eau”, dit M. Timricht, professeur de kayak de 43 ans aux épaules larges et au sourire bienveillant.

Tout comme l’écriture et la lecture, la natation appartient aux connaissances et compétences essentielles que la France se fait une mission d’inculquer à ses citoyens, et ce depuis la fin du XIXe siècle.

D’après les autorités locales, 47 %, en moyenne, des enfants issus des Quartiers Nord échouent au test de natation obligatoire en classe de 6ème, contre une moyenne de 27 % dans le reste de la ville.

La plupart des piscines en France furent construites dans les années 1970, lors d’un effort national pour faire surgir de terre des centaines d’installations sportives. À Marseille, beaucoup sont maintenant à l’abandon, et celles qui restent sont fréquemment fermées pour travaux.

Pour les habitants de ces quartiers défavorisés, la plupart issus de l’immigration, le manque de piscines publiques renforce le sentiment qu’ils n’ont pas les mêmes droits que les autres.

“Vous êtes dans la tour avec le dealer en bas, vous avez pas le transport en commun, vous avez pas la mer à portée de main, vous avez pas la piscine à portée de main, vous avez pas les bonnes écoles”, dit Samia Ghali, la maire du 8ème secteur de Marseille, qui inclut une partie des Quartiers Nord.

Parmi les cinq piscines municipales des Quartiers Nord, zone de près de 250,000 habitants, une est ouverte à mi-temps et les autres sont fréquemment closes, souvent sans préavis.

La piscine Nord, le bassin de six lignes d’eau dans les Quartiers Nord où Yanis et d’autres jeunes talents du club Marseille Nord se sont longtemps entraînés, a fermé pour travaux en 2010 et n’a jamais rouvert. À l’abandon, le bassin n’est plus qu’une fosse jonchée de déchets, surmontée d’une riante peinture de dauphins suspendus en plein saut.

Ce bassin censé desservir 40 000 habitants est devenu un sujet de litige entre les riverains et les autorités locales, ces derniers envisageant de détruire le bâtiment et de construire des courts de tennis à la place. Les autorités viennent également de fermer la piscine Malpassé, un bassin situé entre des tours du 13e arrondissement de la ville.

Il y a environ 10 ans, l’adjoint aux sports de la ville, Richard Miron, annonçait un projet de 250 millions d’euros pour la rénovation ou la construction de dix sites dans Marseille. Depuis, peu a été accompli.

“S’il y avait pas eu la mer, aujourd’hui je ne saurais pas nager”, dit Sana Jalleb, jeune femme à lunettes qui jouait au foot récemment dans un gymnase. “C’est comme s’ils ne s’intéressaient pas à nous”, ajoute-t-elle à propos de la mairie de Marseille.

Beaucoup de Marseillais disent avoir été surpris d’apprendre que leur ville avait été désignée capitale européenne du sport pour 2017.

Mlle Jalleb s’inquiète pour les jeunes. “J’ai peur que mon neveu ne sache jamais nager”, dit-elle.

En raison des fréquentes fermetures des 14 piscines municipales couvertes, de nombreux enfants dans les écoles publiques de Marseille ne reçoivent que peu de leçons de natation. Le ministère de l’Education Nationale exige pourtant un minimum de 30 leçons à 6 ou 7 ans.

“C’est ma mère qui m’a appris à nager”, dit Richard Miron. “Les parents sont aussi là pour ça”.

Farès Hamadi Samet, 9 ans, affirme n’avoir reçu aucune leçon de natation à l’école primaire, car la piscine municipale était trop fréquemment fermée. Sa mère lui a payé des leçons dans une piscine à plus de 45 minutes de leur domicile.

Dans la plupart des cas, des bus sont mis à la disposition des enfants, dit M. Timricht du Grand Bleu, et les jeunes passent souvent plus de temps dans les transports que dans l’eau.

Yanis Slimani, 20 ans, surveillant de baignade aux Corbières, plage appréciée des habitants des Quartiers Nord, ne s’est rendu compte que récemment que l’un de ses meilleurs amis ne savait pas nager.

“Je pense que la plupart des gens le cachent”, dit-il, tout en balayant la plage du regard.

Yanis Fatnassi est le seul de sa classe à faire partie d’une équipe de natation. Parmi la douzaine de clubs que compte la ville, le sien est le seul des Quartiers Nord.

Nager, dit-il, lui a appris la discipline, et il attribue à celle-ci d’excellents résultats scolaires qui, il espère, lui permettront de quitter Marseille pour étudier à Londres.

“Je dirais que c’est vital”, dit le jeune homme.