En France, la dernière tentation de l’abstention

https://www.nytimes.com/2017/05/05/opinion/abstention-france-election-marine-le-pen.html

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PARIS — D’après les derniers sondages, menés à la suite du débat entre les candidats mercredi soir, Emmanuel Macron sera le prochain président français : il obtiendrait un score de 61%, contre 39% pour Marine Le Pen, au second tour de l’élection dimanche 7 mai. Les jeux seraient donc faits — enfin, d’après de nombreux sondeurs, dont on a redoré le blason après la précision de leurs estimations pour le premier tour de l’élection le 23 avril.

Mais pas si vite. En réalité, Marine Le Pen pourrait être élue présidente dimanche avec moins de 50% d’intentions de vote — bien moins, même — et sans qu’aucun évènement extraordinaire ne se produise d’ici là.

Je développe la sociophysique et j’ai élaboré un modèle de dynamique d’opinion qui applique à des comportements sociaux des concepts et des techniques issus de la physique. Il m’avait permis de prédire le scénario du Brexit et la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, et j’en conclus aujourd’hui, en accord avec la plupart des analystes, que Mme Le Pen ne franchira pas la barre des 50% d’intentions de vote.

Mais elle n’a pas besoin de cela pour gagner l’élection. Dès lors qu’elle atteindrait, disons, 42% d’intentions de vote d’ici dimanche, diverses formes d’abstention, dont certaines difficiles à anticiper par sondage, rendront l’issue de l’élection très aléatoire.

Pour mieux comprendre l’aspect sociologique du phénomène, revenons au 23 avril. Depuis le début de la campagne, tout le monde donnait Mme Le Pen comme se qualifiant pour le second tour. L’enjeu du premier tour était donc de savoir qui serait l’autre finaliste : François Fillon (Les Républicains), Emmanuel Macron (En Marche!) ou Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise)? C’est M. Macron qui l’a emporté. Mais son score — 24.01%, contre 21.30% pour Mme Le Pen et 20.01% pour M. Fillon — n’était pas suffisamment élevé pour affirmer que sa victoire était solidement gravée dans la distribution d’opinion des électeurs. Le classement décisionnel aurait facilement pu être différent.

De ceci se dégage une idée simple mais qui mérite d’être soulignée: l’opinion des électeurs s’inscrivait dans une dynamique en cours, loin d’être stable, et une dynamique n’est pas forcément linéaire. Elle est plurielle ; elle peut s’accélérer, se ralentir ou même s’inverser. Le moment du vote était donc décisif.

Il en est de même à la veille de ce deuxième tour. Si certains des déçus du 23 avril — c’est-à-dire, par exemple, les supporters de M. Fillon ou M. Mélenchon — déclarent avec une résignation responsable qu’ils iront voter pour M. Macron, c’est un choix lourd de tension éthique et politique. Voici qu’au nom de s’opposer au Front National, des électeurs qui ont dénoncé le libéralisme économique ou la présidence de François Hollande comme causes des problèmes de la France — y compris la montée du Front National — iraient maintenant voter pour celui qu’ils voient comme incarnant ces tendances. En votant pour M. Macron, ils choisiraient la cause pour éviter ses conséquences.

D’autre part, près des deux-tiers de 240,000 supporters de M. Mélenchon ont indiqué lors d’une consultation le 2 mai préférer s’abstenir de voter ou préférer voter blanc ou nul plutôt que de voter pour M. Macron. Qu’ils agissent ainsi ou non, la prise de position de ces électeurs indique que l’abstention est maintenant une option revendiquée; un troisième choix a été ajouté dans un deuxième tour normalement limité à deux options: le non-vote. (Les sondages donnent 25% d’abstention en général, sans mentionner les votes blancs ou nuls.)

Dès lors que certains osent afficher leur refus de contribuer au front républicain censé bloquer Mme Le Pen, il sera d’autant plus facile pour d’autres d’omettre d’aller voter pour M. Macron dimanche ou alors, une fois arrivés dans l’isoloir, de voter blanc ou nul. Il s’agirait en quelque sorte d’un acte manqué électoral, signe d’une abstention mal assumée.

Le phénomène est pratiquement l’inverse de celui qui opérait pendant les débuts du Front National, quand voter pour l’extrême droite était pour certains difficile à admettre: il y a un temps où ce vote-là était honteux. C’est en partie pour cette raison que les sondeurs ont été pris au dépourvu par la qualification de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Après plusieurs élections ils ont pu intégrer cette variable cachée et en donner les bonnes mesures. Aujourd’hui les supporters du Front National sont en très grande partie engagés, et dévoués au programme du parti — ce sont des électeurs a priori fiables.

C’est au contraire l’abstention qui maintenant s’avère difficile à mesurer, particulièrement cette abstention mal assumée. Alors que le vote honteux pour le Front National naguère était un acte prémédité, l’abstention mal assumée contre le Front National aujourd’hui pourrait se manifester par une omission plus ou moins fortuite. Celle-ci ne s’exprimera pour la première fois que le 7 mai; elle est par nature indétectable par les sondages.

Pour en apprécier son rôle éventuel ce dimanche, j’ai écrit une petite formule mathématique. Supposons, sur la base des derniers sondages, des intentions de vote à 39% pour Mme Le Pen et 61% pour M. Macron, avec une participation effective — c’est-à-dire, la proportion d’électeurs qui votent vraiment comme ils ont indiqué qu’ils le feraient — à 90% pour Mme Le Pen et 60% pour M. Macron. Dans ce cas, M. Macron gagne. Mais si la participation effective de Mme Le Pen passe à 95%, et celle de M. Macron n’atteint pas 61%, il perd. Un différentiel dans les taux d’abstention mal assumée des deux candidats pourrait donc faire gagner Mme Le Pen malgré des intentions de vote pour elle nettement en deçà de la majorité.

Précisons aussi que d’après mes calculs, chaque point gagné par Mme Le Pen en intentions de vote augmente de façon démultipliée le seuil critique de participation dont M. Macron aurait besoin pour être élu. Reprenons le dernier exemple : si Mme Le Pen gagne 3 points en intentions de vote et passe à 42% tout en maintenant 95% de participation effective, M. Macron aura besoin de gagner plus de 8 points en participation effective, pour atteindre 69%, afin de remporter l’élection.

Je ne prétends pas que ceci arrivera dimanche. J’explique seulement que c’est possible. Et que les sondages, sans pour autant mentir, rendent mal l’importance de comportements sociologiques pourtant mesurables par d’autres moyens, comme l’abstention électorale mal assumée.