Le dépouillement des vieilles maisons met en danger un patrimoine national

https://www.nytimes.com/2017/04/26/world/europe/france-maisons-anciennes.html

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JOINVILLE, France — Le maire à la voix douce de cet ancien village au bord de la Marne pose sa main sur mon bras tandis que nous grelottons dans le froid de cette fin d’hiver, debout devant une étroite bâtisse. Les toits sont saupoudrés de neige, et la rue pavée est déserte.

“Êtes-vous prête ?”, demande le maire, Bertrand Ollivier, avec une expression douloureuse.

“C’est violent”, prévient-il.

Anthony Koenig, l’adjoint au maire chargé de l’urbanisme, tâtonne un moment de ses mains glacées avant de trouver la clé de cette maison du XVIe siècle. Il l’insère dans la serrure de la porte d’entrée; un crissement métallique rompt le silence.

Il pousse la porte : la violence était visible.

Le parquet a disparu. Il n’y a plus de carrelage dans la pièce qui fut autrefois une cuisine. Sous nos pieds, il n’y que du gravier et de la terre. Les murs jadis revêtus de boiseries sont nus, dépouillés jusqu’à la brique, et le vent glacé s’engouffre par endroits.

Au-dessus de nos têtes, il reste des poutres, le plafond ayant disparu. Au dessus de la cheminée, plus de miroir ni de manteau – si tant est qu’il y en eut dans le passé. Portes et fenêtres n’ont plus de cadres.

De par les campagnes françaises, en particulier dans les zones rurales reculées de l’est et du centre, des maisons comme celle-ci se retrouvent dépouillées de leurs trésors architecturaux, victimes de spéculateurs qui les revendent, souvent à l’étranger. Après leur passage, il ne reste de ces belles bâtisses historiques qu’une coquille vide derrière une façade parfois repeinte. Il arrive que ce soit le propriétaire-même qui, pour lever quelques fonds, revend certains éléments.

Joinville est loin d’être une exception. Bien que ces ventes soient légales, pour la plupart, elles contribuent au dépeuplement de nombreux villages de France, et attisent les craintes d’un déclin des traditions et de la culture françaises. La question de l’identité française est au cœur de la campagne présidentielle et a contribué à propulser la candidate populiste de l’extrême droite Marine Le Pen parmi les leaders de la course.

“Le marché pour ces œuvres d’art architecturales en France se compte en millions, en dizaines de millions d’euros par an”, explique Emmanuel Etienne, sous-directeur des monuments historiques et des espaces protégés au Ministère de la Culture et de la Communication.

Des milliers de demandes de permis d’exportation sont soumises chaque année pour de tels biens et seulement 10 d’entre elles sont refusées, selon M. Etienne. Ces refus concernent des objets considérés par le gouvernement comme appartenant au patrimoine national et qui ont, dans la plupart des cas, été volés sur des sites protégés.

La plupart des pièces pillées dans des villages comme Joinville sont relativement courantes et de valeur bien moindre que celle d’œuvres d’art ou de pièces provenant de bâtiments plus nobles, qui sont souvent des pièces uniques.

Mais le marché est friand d’objets du quotidien tels que des carreaux anciens ou d’autres éléments de sols, des boiseries, des cheminées et des tablettes de cheminées, voire même des escaliers. Ces pièces finissent souvent dans des maisons luxueuses en Allemagne, aux États-Unis, voire même au Japon. D’autres se retrouvent dans le sud de la France, rachetées par des étrangers qui refont leur maison de vacances.

À titre d’exemple, un carrelage de cuisine en terre cuite du XIXe provenant de Joinville peut valoir environ 6 000 euros, selon la taille de la cuisine et l’état des carreaux. Une tablette de cheminée peut atteindre plus de 9 000 euros, et une ancienne porte antique en chêne 500 euros.

Les pertes que subit Joinville vont bien au-delà de leur valeur mercantile : une maison dépouillée de tant d’ornements est presqu’impossible à vendre en raison du coût des travaux nécessaires, parfois de la stabilisation même de la structure. La maison voisine perd également sa valeur et son attrait. Le village entier finit par perdre son attrait, sa vitalité, voire sa population.

Il arrive souvent que les spéculateurs achètent un bien dans le seul but de le désosser. Il arrive aussi que ce soit un propriétaire dans le besoin ou souhaitant simplement rénover sa maison qui comprend qu’il peut tirer un profit immédiat de la vente de certains éléments, explique M. Koenig.

“Le marché est assez important en France” signale Simon de Monicault, directeur du département mobilier et objets d’art chez Christie’s à Paris. “La plupart des gens qui recherchent de l’ancien vont d’abord chercher en France, avant tout autre pays en Europe.”

Tandis que Christie’s ne vend que des pièces d’exception, antiquaires et entreprises de récupération arpentent les campagnes françaises à la recherche de pièces intéressantes; ils frappent aux portes, passent des annonces dans les journaux locaux.

Quoique le patrimoine national soit protégé par des lois assez strictes, celles-ci sont peu respectées par les élus municipaux. Plus souvent, la restauration du patrimoine les mettrait en porte-à-faux avec les entrepreneurs immobiliers et les projets de modernisation nécessaires, selon eux, au développement de l’activité économique locale.

Un exemple en est la destruction à Joinville, en 1950, d’un marché couvert du XVIIe siècle sous prétexte que le bois de sa structure pourrissait, mais aussi parce que personne ne souhaitait restaurer la bâtisse. Un centre commercial a été construit à la place.

Pour Alexandre Gady, professeur d’histoire de l’art à l’université Paris-Sorbonne, les Français souffrent d’une schizophrénie culturelle, partagés entre leur amour pour le passé et leur amour pour la modernité.

“Les Français installeront un jour une éolienne au milieu de la Galerie des Glaces en disant ‘mais où est le problème ?’ ” dit-il en se référant à la galerie centrale du Château de Versailles.

M. Ollivier, le maire de Joinville, n’entend cependant pas se laisser mouvoir. Il a entrepris de sauver ces maisons de son village qui sont pour lui comme des êtres vivants portant dans leur bois, leurs briques et leurs pierres l’histoire de la région : son ascension et son déclin, sa richesse et sa pauvreté, sa prééminence et son anonymat.

Le maire a entrepris une demi-douzaine de projets en s’appuyant sur les lois et en recrutant M. Koenig, un homme dynamique de 33 ans passionnément engagé en faveur de la préservation du patrimoine, ainsi que Noémie Faux, une amoureuse des vieilles bâtisses née à Joinville.

Mme Faux établit un inventaire des vieilles maisons de Joinville qui détaille chaque objet du patrimoine. L’adjoint au maire Thierry Paquet a également joint l’équipe du projet, persuadé que la préservation des bâtiments contribuera à attirer au village de nouvelles familles qui souhaiteront y élever leurs enfants.

L’équipe s’appuie sur une loi rarement appliquée donnant au maire le droit d’intervenir lorsqu’il estime qu’une construction (ou, dans ce cas, une déconstruction) peut porter atteinte à la sécurité d’un bâtiment et nécessiter des travaux. Un programme de parrainage d’un bâtiment a été créé pour le financement de travaux de structure.

Aujourd’hui, alors que demeurent nombre de panneaux “À vendre” dans la ville, la mairie cherche à s’assurer que les acquéreurs ne sont pas des spéculateurs. Elle doit même parfois puiser dans son propre budget, pourtant limité, pour racheter des maisons et assurer leur préservation, avant de chercher un racheteur.

“J’ai proposé beaucoup de ces missions dans des villes qui ont des problèmes similaires ”, explique M. Koenig, ajoutant que la réponse était ‘non, c’est trop ambitieux, on ne peut pas faire ça, c’est compliqué, c’est privé. ’ ”

Celle de M. Ollivier était différente : “Quand on lui propose ici”, continue M. Koenig, “il dit toujours : ‘oui, c’est normal, pourquoi, il y a des villes qui ne le font pas ?’ ”

M. Ollivier réussit à faire participer les habitants de la ville aux travaux. De nombreux bâtiments sont délaissés depuis des années. Dans certains cas, l’État fournit une aide financière.

M. Ollivier a trouvé un occupant pour une des maisons en question : une demeure spacieuse qui, contrairement à de nombreuses maisons de Joinville, possède un petit jardin dont le gazon est bien entretenu. À l’intérieur, un beau parquet en bois, des moulures gracieusement courbées, des miroirs au-dessus des tablettes de cheminées en marbre, et des images peintes directement sur le mur au-dessus des doubles portes sculptées qui mènent d’une pièce à l’autre.

“Moi je suis vraiment un Joinvillois pure souche”, assure M. Ollivier. “Je suis très attaché à tout ce qui est patrimoine.”

“Mais on se doit d’être modeste”, ajouta-t-il. “Car quand on voit tout cet héritage du XVIIe siècle, le château du XVIe siècle, tout ce qui a été construit, on a l’obligation de les surveiller et de les protéger. C’est vraiment notre mission première.”